Ledoux Kanko: « Aigles pourrait bien être un géant aux pieds d’argile »

Alors que la plateforme Aigles est présentée comme une révolution dans la gestion de la Fonction publique, l’analyste politique tempère l’enthousiasme ambiant. Entre scepticisme lucide et dénonciation d’un système habitué aux promesses non tenues, il interroge la viabilité réelle d’une réforme au goût de déjà-vu.

En quoi la plateforme Aigles incarne-t-elle, selon vous, une vraie rupture dans la manière dont l’État gère sa fonction publique ?

L’idée est de trouver les solutions aux différents problèmes du fichier solde, la gestion du personnel de l’Etat, les avancements, la retraite et leur suspension automatique, bref moderniser la gestion des agents publics. Depuis 1994, on en parle sans résultat concret : Après Sigipes, Antilope, Sigipes 2, Voici venu Aigles. Un point commun : « la cacophonie, due à l’absence de convergence réelle entre les principaux mandataires en charge du pilotage du projet ». C’est une pharamineuse somme de 7 milliards de FCFA qui a été engloutie sans résultats notamment sur Sigipes 2 sans que personne ne rende compte ou gorge. Tout au contraire, les responsables font l’objet de vives félicitations du chef de l’Etat comme ce fut le cas pour les travaux de constructions des stades à l’occasion de la CAN 2022 au Cameroun qui ont pourtant fait l’objet d’énormes détournements. Cette manière immorale et inconséquente de gérer le pays est généralisé et le Minfopra ne fait pas l’exception. Connaissant les habitudes des gestionnaires de notre Etat, Il est très tôt de parler de vraie rupture, car on n’est pas à l’abri des surprises boiteuses avec ce régime.  Laissons Aigles avancer, permettons aux agents publics de l’éprouver et évaluions ensuite en espérant ne pas se trouver devant un géant au pied d’argile comme avec Sigipes… N’oublions pas que Sigipes 2 a été au préalable un gros mensonge, et si Aigles l’était tout autant.

Cette réforme est portée par une forte personnification autour du ministre Joseph Lé. Ce type de leadership technocratique vous semble-t-il durable ou risqué dans le contexte camerounais ?

Il fallait bien s’y attendre… ça surprendrai même s’il procédait autrement. D’abord parce qu’il est ministre de la Fonction publique et de la réforme administrative, et en tant que tel Aigles lui doit son existence qu’on le veuille ou pas… Ensuite, le ministre Joseph Lé montre bien qu’il est la créature du Président Paul Biya par qui ou pour qui toute action gouvernementale est implémentée. Tout est fait au pays au nom du président de la République, l’homme au-dessus de Dieu. A l’approche de l’élection présidentielle, il faut absolument se démarquer auprès de son créateur mais aussi aux yeux de la population et des agents public en particulier, il manque de peu pour qu’on parle de « Aigles Lé ». Enfin, le ministre oublie dans son action qu’on ne garde à l’esprit que les hommes qui ont construit des institutions fortes et non de fortes personnalités sur la souffrance des Camerounais…Il fragilise davantage un système déjà agonisant… Le lead aurait souhaité qu’il prenne ses responsabilités pour dire aux Camerounais où est passé les près de 7 milliards englouti par le mort-né Sigipes 2.

Le discours autour d’Aigles insiste sur la justice sociale (revalorisation salariale, mobilité équitable). Peut-on parler d’un rééquilibrage territorial réel ou d’un outil de légitimation politique ?

Le même discours était déjà très utilisé sur Sigipes. Le Minfopra actuel vous dira certainement qu’il n’était pas encore aux affaires, mais on sait au moins que sur sa conduite, Sigipes 2 était un cuisant échec. Vaut mieux tard que jamais, a-t-on coutume de dire, en espérant qu’on n’est pas en train d’assister à la naissance d’une duperie comme ce fut le cas avec Sigipes 2. Aigles peut apporter un début de solution au problème de centralisation des affaires à Yaoundé. Rappelons que Sigipes 2 est censé avoir été livré depuis 2015… 10 ans après, on parle de Aigles et non plus de Sigipes 2.  Il faut être naïf pour ne pas comprendre que le timing a été bien choisi. Mais les agents de l’Etat ne sont pas dupes. 2025 est l’année de la présidentielle et tout doit être mis en œuvre pour redorer le blason d’un régime déjà à l’agoni, en manque d’inspiration qui ne répond plus véritablement aux attentes des populations.

Le recours à des outils comme la biométrie pose la question du contrôle administratif. Peut-on y voir un risque d’hypercentralisation déguisée en modernisation ?

Aigles n’est pas un système parfait, il faudra l’éprouver pour le parfaire. Le stockage des données sera centralisé à la lecture de son fonctionnement. La grande question est de savoir si le contrôle de présence centralisé sera efficace pour l’atteinte des objectifs. La modernité n’apporte pas que de solution.  Elle apporte aussi des problèmes parfois pires que ceux existants… Mais le contexte mondial est aujourd’hui plus favorable à la numérisation et digitalisation du secteur public qui devient urgent. Le e-management devient de moins en moins une option dans un pays comme le Cameroun. Le travail contant à faire sera d’anticiper les risques. La biométrie a des failles mais reste une solution adéquate pour un traitement rapide de données.

En période préélectorale ou de reconfiguration politique, un tel chantier administratif peut-il jouer un rôle stratégique dans la stabilisation du régime ou la reconquête de la confiance citoyenne ?

La reconquête de la confiance citoyenne, l’expression est savamment choisie. C’est sans doute ce que recherche le régime en place : Reconquérir. Ce régime a perdu la confiance des populations depuis très longtemps. Il utilisera tous les moyens qu’il juge nécessaire pour se maintenir au pouvoir. C’est l’occasion d’appeler de nouveaux ces mêmes citoyens : Allons massivement s’inscrire sur les listes électorales et au moment venu, votons pour déloger ce système, car il sera prêt à tout pour conserver la gabegie financière comme ce fut le cas avec ce Sigipes 2. Le tableau est suffisamment noir de « Gate » que l’espoir de reconquête du groupuscule des gouvernants est systématiquement voué à l’échec face à la soif d’une société plus juste que réclament les Camerounais et les agents public en particulier.

Propos recueillis par H. T.

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